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Intersections judéo-arabes

ofra haza judeo arabe

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Tout tentative d’accoler “juif” et “arabe” ou “musulman” dans la même phrase en France mène à peu près tout le temps à une conversation sur la guerre d’Algérie au mieux, sur le conflit géopolitique israélo-palestinien sinon. Quelqu’un qui est les deux, juif et arabe, a une existence d’office politique sans l’avoir demandé, et est sommé de choisir son camp. Mais les frontières sont aussi des points de contact. La judéo-arabité est une intersection des plus complexes et s’il est impossible de résumer des siècles d’histoire ici, cette semaine Désoriental te donne un aperçu de ce que cela peut vouloir dire, d’être les deux pleinement !

judéo-arabe, c’est … un terme, plusieurs réalités :

  • les Juifs de la péninsule arabique, d’Anatolie, de Perse et d’Asie Centrale, des communautés très anciennes que l’on connaît moins en France, et qui sont aujourd’hui toutes petites.
  • les Juifs berbères présents au Maghreb depuis l’Antiquité romaine. Selon le sociologue Ibn Khaldoun du XIVe siècle, la célèbre cheffe militaire Dihya, aussi connue comme La Kahina, résistante berbère aux invasions omeyyades du VIIe siècle et encore une figure mythique des identités amazigh aujourd’hui, aurait été de confession et d’ascendance juive.
  • les Séfarades ou Juifs ibériques, minorités plus ou moins protégées (dhimmis) sous le Califat d’Al-Andalus et son foisonnement culturel multiconfessionnel, et expulsées à la Reconquista.
  • les descendant.e.s de toutes ces catégories, qui ne sont pour la plupart plus présents dans leurs pays d’origine mais continuent de vivre leur identité judéo-arabe par la langue, la musique, la cuisine, les fêtes, etc.

Zoom sur les communautés juives marocaines, qui ont pendant longtemps été les plus importantes dans le monde arabo-musulman, avec ces deux ressources :

Tinghir Jérusalem, les Echos du Mellah

  • Juifs du Maroc, 1934–1937 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à voir dès que ce sera de nouveau possible : une exposition photographique sur le travail de Jean Besancenot. On y voit les Juifs marocains de la campagne, qui aujourd’hui ont quasiment tous émigré. Cette exposition montre aussi comment les Juifs marocains ont aussi subi l’orientalisme.

… une longue histoire de fusions, cohabitations et ruptures

Une histoire impossible à résumer ici, comme précisé en introduction.

Pour en avoir une brève introduction (forcément simplifiée et non exhaustive), lire cet article de l’institut du monde arabe sur la présence juive dans le monde arabo-musulman.

Côté fusion, la plus importante s’est tissée durant le califat d’Al-Andalus au Xe siècle.

L’un des phares de savoir d’Al-Andalus a été l’université et mosquée marocaine Al Qaraouiyine à Fès. Fondée par la mécène Fatima Al Fihriya au IXe siècle, Al Qaraouiyine est selon l’UNESCO la plus ancienne université au monde, un carrefour de connaissances et de spiritualité qui a compté jusqu’à 300 000 ouvrages et a eu la particularité d’accueillir des savoirs, des sagesses et des étudiants provenant de différentes traditions.

Y sont passés entre autres le pape Sylvestre II, l’historien et sociologue Ibn Khaldoun, le philosophe Ibn Rushd (Averroès) ou encore le rabbin Maïmonide à la même époque.

L’écrivain Ili Gorlizki imagine un échange philosophique épistolaire entre ces deux derniers dans son livre Maïmonide — Averroès : Une correspondance rêvée(difficile à trouver sur internet, mais disponible ici d’occasion). L’auteur commente en postface :

“Qu’est ce qui m’a amené à troubler ainsi votre tranquillité (messieurs Averroès et Maïmonide, ndlr.) ? Peut-être le doute, le regret léger de ces temps bénis où pouvaient exister des liens amicaux et spirituels entre Juifs et Arabes. Ce qui était si naturel à vos yeux semble aujourd’hui étranger et lointain, presque incroyable. Peut-être éprouvé-je également une certaine nostalgie de vous qui étiez si différents, dans vos manières de vivre, de beaucoup de nos contemporains religieux.”

Pour en savoir plus sur les identités juives maghrébines et héritées d’Al-Andalus, voir cette bibliographie bien dense de la Bibliothèque de la Méditerranée.

Coté ruptures, très incomplet et schématique, mais voici trois moments de ruptures symboliques entre monde juif et monde arabo-musulman qui ont un écho vivant dans les relations judéo-arabes encore aujourd’hui :

  • Al Andalus : d’abord avec l’ambiguïté du statut de dhimmi, à la fois une protection et une reconnaissance, et en même temps une exclusion, juridique et géographique dans les mellah ; puisavec l’arrivée des Almoravides, des Almohades qui ont dégradé les droits associés au statut de dhimmi ; et enfin avec la Reconquista chrétienne et l’expulsion de dizaines de milliers de juifs andalous, qui seront accueillis, pour beaucoup par l’empire ottoman également sous le régime de la dhimma. Aujourd’hui la Turquie est le pays du monde musulman qui compte la plus grande population juive — séfarades, mais pas que ;
  • le sionisme, c’est-à-dire le projet politique de créer un “foyer national juif”. Le souhait d’un retour à la Terre Promise des diasporas juives existe depuis toujours, mais il se développe et s’organise politiquement au XIXe siècle devant, parmi d’autres raisons, la persécution des Juifs en Europe orientale puis occidentale. Le projet sioniste se concrétise avec la création d’Israël en Palestine alors sous mandat britannique en 1948 et la colonisation de terres palestiniennes, illégale depuis 1967 selon le droit international ;
  • l’Algérie française : le décret Crémieux accorde en 1870 la citoyenneté française aux “Israélites indigènes” mais pas aux musulmans, ce qui crée un fossé de droits entre les deux communautés ; puis la terreur anti-Juifs pendant la guerre d’indépendance, qui pour la plupart quitteront, contraints, leur pays pour la France, ce sont les “pieds noirs”.

“judéo arabe”, c’est … une culture vivante

C’est ce que montre l’ouvrage passionnant de Samuel Sami Everett, chercheur français d’études postcoloniales, qui s’identifie comme nord-africain juif de Paris et explore dans ses recherches la manière dont se construisent les identités en contexte français postcolonial.

Son livre Jewish–Muslim Interactions : Performing Cultures between North Africa and France montre la profondeur et l’ancienneté des interactions judéo-arabes à travers les arts et enrichit les récits sur ces interactions, souvent réduites aux enjeux géopolitiques.

Ce choix de l’Afrique du Nord (alors qu’il existe des communautés juives dans tout le monde arabo-musulman) est lié à la fois à l’angle postcolonial qui fait sens pour les communautés juives nord-africaines qui ont été chassées au moment des indépendances, et au fait que la plupart des Juifs du monde arabo-musulman était au début du XXè siècle encore, principalement marocains.

L’ouvrage est disponible à l’achat ici, avec déjà quelques chapitres en libre accès ici (en anglais), qui parlent de cinéma et de musique judéo-maghrébin.e.

… une langue

Enfin plutôt des langues, des dialectes locaux.

Le linguiste et chercheur Jonas Sibony enseigne les dialectes judéo-arabes à l’INALCO, et le descriptif de la formation vaut le détour pour en apprendre plus sur ces langues.

Il a également co-fondé Dalâla, une association qui valorise les cultures juives nord-africaines, et qui propose notamment des cours d’arabe pour hébraisants, et d’hébreu pour arabisants.

L’association a publié à l’occasion de la fête de Hanoucca qui se termine ce vendredi un poème liturgique juif marocain que l’on te repartage ici :

Une interview de Jonas Sibony arrive bientôt sur Désoriental, où il partage son rapport à cette identité judéo-arabe en tant que français juif de parents marocain et polonaise … À suivre !

L’hébreux et l’arabe sont deux langues de la famille sémitique, une évidence qu’il est agréable de redécouvrir avec le travail de la graphic designer Liron Lavi Turkenich : une typographie judéo-arabe, “l’aravrit”, qui fusionne les deux alphabets et peut être lue aussi bien par un arabisant que par un hébraïsant, tant de nombreux mots se ressemblent dans les deux langues. Ça ressemble à ça :

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… des saveurs

Tu auras l’occasion de voir passer des couscous-boulettes, chakchouka et autres fricassés dans de futures “pipites de la semaine”, patience …

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… des musiques

La musique est probablement l’héritage le plus vivant des identités judéo-arabes aujourd’hui — avec la bonne cuisine !

Il y a bien-sûr la musique pluri-séculaire juive andalouse, ou plutôt andalouse tout court, car elle est depuis toujours interprétée par des orchestres andalous mélangeant musiciens juifs et musulmans. On y trouve toute la variété des musiques nord-africaines : chaabi, malouf, melhoun, gharnati, hawzi, tarab al-ala, … Cet héritage est encore vivant aujourd’hui autour de la Méditerranée, comme on le voit dans ce joli reportage vidéo de France 3 sur une cérémonie juive dans la synagogue d’Aix-en-Provence avec un orchestre andalou multiconfessionnel.

Plus familière car liée à l’histoire coloniale française, il y a la musique pieds-noirs, qui puise dans l’héritage mélodique d’Al-Andalus, jongle entre français et arabe, et chante la nostalgie du pays : c’est Enrico Macias, Sapho, Line Monty, Lili Boniche, …

Et il y a aussi une grande vitalité de la pop juive yéménite portée par les diasporas juives yéménites nées en Israël : la pionnière Ofra Haza en tête, et aujourd’hui des groupes comme A-Wa, Bint El Funk ou encore Yémen Blues. Quasiment tous les Juifs yéménites ont émigré en Israël dans les années 1950 suite à des pogroms dans un pays où ils vivaient depuis des siècles.

Musique juive arabo-andalouse, son aux pieds noirs et pop juive-yéménite sont réunies dans une playlist désorientale tout-nouveau-tout-chaud, la Judéo-Arabe Plilist :

Enfin rendez-vous vendredi à 21h en live sur instagram pour un third-culture kiff avec DJ Sharouh, qui se définit comme une enfant de la Méditerranée, avec entre autres un héritage juif-tunisien.

Petit avant-goût avec son remix de Habiba Msika, chanteuse juive tunisienne des années 1920 qui fait exploser les tabous en chantant le désir féminin dans la Tunisie du début du XXe siècle.

Enfin, “judéo-arabe” c’est … des gens

Des françaises et des français qui ont “tous en eux quelque chose de la Goulette” sont à retrouver sur le compte instagram Stay Tunes tenu par la journaliste et entrepreneure Myriam Levain. Une joyeuse mosaïque de portraits de français juifs tunisiens, des religieux et des laïques, des femmes et des hommes, des anciens et des jeunes.

Pour rapprocher ces jeunes qui ont moins de repères historiques et culturels, souvent enfants de déracinés, les associations Hozes et Les Racines de Demain ont imaginé l’initiative Kool Yom qui rassemble de jeunes français juifs et musulmans autour de projets artistiques et solidaires.

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Pas mal, quand on sait que :

l’amitié, c’est ce qui vient au cœur quand on fait des choses belles et difficiles ensemble”

comme le disait l’abbé Pierre.

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notes de la rédaction :

  • quand “Juif” est écrit avec une majuscule, il s’agit du peuple, quand le mot est écrit en minuscule, c’est pour désigner la religion ou alors le peuple en adjectif
  • Désoriental est une publication très attentive à l’écriture inclusive, mais cette fois-ci, cet article a été très difficile à écrire de manière inclusive sans trop alourdir la lecture. Excuses aux lectrices et lecteurs sensibles à cela, en espérant qu’ils et elles seront sensibles à l’effort apporté en ce sens dans tous les autres contenus !

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