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Simone de Beauvoir : femmes et colonisé.e.s, même combat

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Classe, genre, race : l’altérité est l’ultime justification de l’oppression

On le sait peu, mais Simone de Beauvoir (1908 – 1986) n’était pas que féministe, elle était aussi antiraciste.

Dans plusieurs de ses œuvres, elle dessine un lien clair entre ces deux combats : en 1947 dans Pour une morale de l’ambiguïté, elle soutient que “chacun doit mener sa lutte en liaison avec celle des autres et en l’intégrant au dessein général”.

Ce double combat féministe et antiraciste est plus directement évoqué dans son grand classique Le Deuxième Sexe qui, il faut le rappeler, paraît au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et l’horreur du nazisme. Elle y opère dès les premières pages et à plusieurs reprises une comparaison entre les dominations patriarcale, capitaliste et raciale :

« Qu’il s’agisse d’une race, d’une caste, d’une classe, d’un sexe réduits à une condition inférieure, les processus de justification sont les mêmes. « L’éternel féminin » c’est l’homologue de « l’âme noire » et du « caractère juif ». (…)

« Il y a de profondes analogies entre la situation des femmes et celle des Noirs : les unes et les autres s’émancipent aujourd’hui d’un même paternalisme et la caste naguère maîtresse veut les maintenir à « leur place », c’est-à-dire à la place qu’elle a choisie pour eux ; dans les deux cas elle se répand en éloges plus ou moins sincères sur les vertus du « bon Noir » à l’âme inconsciente, enfantine, rieuse, du Noir résigné, et de la femme « vraiment femme », c’est-à-dire frivole, puérile, irresponsable, la femme soumise à l’homme.« 

Elle donne également des limites à cette comparaison, qui résident dans le fait que les femmes ne sont pas une minorité, et qu’elles vivent parmi, et non pas séparées de l’oppresseur. En un sens, elle pose déjà les prémices de ce qui deviendra le féminisme intersectionnel :

“Bourgeoises, elles sont solidaires des bourgeois et non des femmes prolétaires ; blanches, des hommes blancs et non des femmes noires.”

Le thème antiraciste, elle le développera surtout dans le contexte de la colonisation et le racontera dans La Force des choses, l’un de ses ouvrages autobiographiques qui fait une part importante à son engagement pour l’indépendance de l’Algérie. Ce livre, elle l’écrit entre 1961 et 1963 dans une sorte d’urgence à la fois intime et politique, quasiment en même temps que la décolonisation de l’Algérie.

“Ce n’est pas de mon plein gré, ce n’est pas de gaité de cœur que j’ai laissé l’Algérie envahir ma pensée, mon sommeil, mes humeurs. (…) Ma propre situation dans mon pays, dans le monde, dans mes rapports à moi-même s’en trouva bouleversée.”

Pour elle, l’altérité de la femme par rapport à l’homme est comparable à l’altérité du colonisé aux yeux du colon : elle est source d’une oppression qu’il faut activement combattre. C’est bien en tant que femme qu’elle est spontanément sensible à la question de la domination coloniale.

Frantz Fanon, que Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre ont rencontré en 1961, souligne lui aussi le rôle concret et symbolique des femmes dans la décolonisation algérienne, notamment dans L’Algérie se dévoile et L’An V de la révolution algérienne

« La femme algérienne n’est pas un agent secret. C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu’elle sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d’activité d’une zone dans le corsage. » 

Cette idée des femmes spontanément en première ligne pour lutter contre le racisme, parce qu’elles-mêmes sensibilisées à cette “altérité infériorisée”, fait certainement écho à l’actualité, avec des figures comme Aïssa Maïga, Rokhaya Diallo, Assa Traoré (n’en déplaise !), Grace Ly, Nadiya Lazzouni ou encore Camélia Jordana qui portent aujourd’hui le combat antiraciste sur le devant de la scène médiatique.

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Simone de Beauvoir, alliée de Djamila Boupacha 

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portrait de Djamila Boupacha par Picasso, 1961

Le point culminant de son engagement décolonial est sans doute l’affaire Djamila Boupacha.

L’affaire en quelques mots : Djamila Boupacha, membre du FLN, est soupçonnée d’avoir posé une bombe, et les parachutistes lui extorquent pendant deux mois des aveux à coups de torture et de viols.

L’avocate Gisèle Halimi prend connaissance de sa situation et prend sa défense. Elle sollicite Simone de Beauvoir pour amener la situation de Djamila Boupacha aux oreilles du grand public et ainsi gagner du temps et des soutiens pour enquêter et préparer sa défense. On peut aussi noter le soutien de Simone Veil à l’époque magistrate, pour contribuer à faire transférer le dossier en France.

Simone de Beauvoir répond à l’appel de Gisèle Halimi, elle propose notamment un article au Monde. Voici l’article Pour Djamila Boupacha publié dans le Monde du 2 juin 1960 (article réservé aux abonné.e.s). Simone de Beauvoir explique dans ses mémoires qu’à la première lecture, le journal est frileux et souhaite des modifications, comme remplacer le mot “vagin” (utilisé par Djamila Boupacha) par “ventre”, et de reformuler de manière plus allusive la phrase “Djamila était vierge” dans la partie décrivant les viols.

Simone de Beauvoir refuse, elle ne souhaite pas parler à la place de Djamila. Elle veut être fidèle à son témoignage au mot près et simplement lui faire bénéficier de son influence médiatique nationale. Dans la version finale de l’article, la mention de sa virginité sera conservée mais mise entre parenthèses, telle une précision facultative. Enfin l’édition du Monde du 2 juin 1960 sera, à cause de cet article, censurée par l’administration coloniale à Alger.

En 1961, dans la continuité de cet article, Simone de Beauvoir préfacera, et co-signera pour assumer d’éventuelles conséquences pénales (car l’affaire juridique n’était alors pas close), le livre Djamila Boupacha de Gisèle Halimi. Lorsque le livre paraît, Simone de Beauvoir reçoit des menaces d’atteinte physique par l’OAS. La police refuse de la protéger. Des étudiants se relaieront pour tenir la garde de son domicile.

Pour en savoir plus sur l’affaire Djamila Boupacha, il y a le livre éponyme de Gisèle Halimi, préfacé et cosigné par Simone de Beauvoir, ainsi que le film Pour Djamila de 2012 de Caroline Hupert avec Hafsia Herzi dans le rôle principal :

Simone de Beauvoir, Djamila Boupacha (toujours vivante aujourd’hui) et Gisèle Halimi sont des témoignages précieux de ce combat partagé entre peuples colonisés et français.es contre la domination coloniale.

L’anticolonialisme, une part importante de l’œuvre de Simone de Beauvoir, pourtant méconnue … en France !

L’épisode algérien n’est pas une parenthèse dans les engagements de Simone de Beauvoir. On se parle de 400 pages dans ses mémoires consacrées à son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, de la création du comité de soutien de Djamila Boupacha, d’une tribune dans le Monde et la préface d’un livre qui lui vaudront des menaces de mort par l’OAS, de la signature du Manifeste des 121, censuré à l’époque.

Et pourtant c’est un pan de son héritage qu’on ne connaît que très peu. Cela montre que la mémoire nationale, ce n’est pas une succession scientifique de dates et de faits, c’est bien une série de récits que l’on a choisis, auxquels on a donné un certain sens. Si une partie des faits est effacée, le récit complet en est changé.

Ce trouble de la mémoire est bien français car à l’étranger, il existe une littérature universitaire abondante sur la Simone de Beauvoir anticolonialiste, comme Simone de Beauvoir and the Colonial Experience : Freedom, Violence and Identity de l’américaine Nathalie Nya, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-Colonial Literatures de l’australien Bill Ashcroft, Beauvoir and the Algerian War: Toward a Postcolonial Ethics de l’américain Julien Murphy, Consciousness and Relationality: Sartre, Lévi-Strauss, Beauvoir and Glissant de la professeure à Harvard Françoise Lionnet, ou Les Subalternes peuvent-elles parler ? de l’indienne Gayatri Spivak, qui a beaucoup traduit le philosophe français Jacques Derrida, alors contre la politique coloniale en Algérie.

En fait, on n’importe pas l’idéologie décoloniale, on l’exporte !

Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre ont fait partie des premiers signataires du Manifeste des 121 : Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie paru en septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté créé par Robert Barrat, ancien résistant et militant catholique dans la lutte anticolonialiste. On les retrouve également dans le cortège de la manifestation du 1er novembre 1961 suite au meurtre de 30 à 200 Algériens (selon les sources) par noyade dans la Seine le 17 octobre 1961.

On a du mal à imaginer que ces deux grandes figures aient pu être considérées comme antipatriotiques à l’époque. Il y a là un parallèle à faire avec le traitement médiatique de la pensée décoloniale française aujourd’hui : c’est bien un mouvement français et non séparatiste, porté par des Français.es de tous horizons, évidemment celles et ceux descendant de cette histoire en première ligne car ayant une meilleure connaissance, par le vécu, de l’impact actuel de la colonisation d’hier, des personnes qui sont et resteront françaises, qui souhaitent tout simplement participer au débat de société et lutter contre les formes d’injustice héritées de l’époque coloniale.

Dans ses mémoires, après Le Manifeste des 121 de 1960 et le combat médiatique pour libérer Djamila Boupacha en 1961, et devant l’hostilité de l’opinion publique et de l’OAS, elle écrit :

Aujourd’hui, en ce sinistre mois de décembre 1961, comme beaucoup de mes semblables, je souffre d’une sorte de tétanos de l’imagination (…) C’est peut-être ça le fond de la démoralisation pour une nation : on s’y habitue. Mais en 1957, les os brisés, les brûlures au visage, au sexe, les ongles arrachés, les empalements, les cris, les convulsions, ça m’atteignait.

Elle rejoint les thèses de Fanon sur l’aliénation : colonisation aliène certes le colonisé, mais elle aliène aussi le colonisateur, qui est déshumanisé, “démoralisé” en s’habituant à une horreur qui est minimisée car mal nommée, mal racontée.

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