Alioune Diop (1910–1980) est un pionnier du mouvement culturel afro-descendant français.
Fondateur de la revue Présence Africaine juste avant l’indépendance du Sénégal, il a ouvert la voie et la voix à une scène culturelle exigeante issue des colonies.
Décoloniser les arts pour trouver une dignité et une place dans l’histoire et la culture françaises, un travail encore nécessaire aujourd’hui, un travail que l’on poursuit grâce à des pionniers comme Alioune Diop.
Afro-français : se raconter pour exister dans la dignité
Alioune Diop incarne l’afro-francité. Enfant d’une mère peul et d’un père wolof, ce Sénégalais métissé se définit aux confluences de trois mondes : le monde animiste, le monde arabo-musulman et le monde français.
À vingt ans, il écrit sur les bancs de l’école coloniale de l’Afrique Occidentale Française (AOF) un texte nommé Histoire d’un écolier noir par lui-même. Très tôt déjà, il a besoin d’exprimer et d’affirmer ce qui lui est nié : la possibilité de se définir et de se raconter lui-même.
Cette urgence, elle vient d’une dissonance entre la réalité de sa condition d’indigène fondée sur le racisme, et ce qu’il apprend pourtant sur les bancs de l’école républicaine et de l’église, l’idée que tous les hommes sont frères et qu’ils naissent libres et égaux en droit.
Il étudie à Alger puis à Paris, où ce sentiment d’entre-deux culturel dévalorisé prend de l’importance. Ce sentiment, il le partage avec de nombreux étudiants africains et caribéens de l’empire colonial.
Il finit par créer la revue Présence Africaine en 1947, soutenu par de nombreux intellectuels africains, caribéens et métropolitains de l’empire colonial français.
Le logo de la revue, représentant un masque dogon, sera choisi par l’écrivain et ethnologue Michel Leiris, et c’est Boris Vian qui traduira pour la revue les articles d’auteurs afro-américains.
Le premier numéro sort simultanément à Dakar et à Paris. Dans le manifeste de Présence Africaine, il décrit le sentiment de déracinement “afropéen” et dessine l’envie de transformer cet inconfort identitaire en syncrétisme positif, une culture à part entière :
“Incapables de revenir entièrement à nos traditions d’origine ou de nous assimiler à l’Europe, nous avions le sentiment de constituer une race nouvelle, mentalement métissée. (…)
Des déracinés ? Nous en étions, dans la mesure précisément où nous n’avions pas encore pensé notre position dans le monde et nous abandonnions entre deux sociétés, sans signification reconnue dans l’une ou dans l’autre, étrangers à l’une comme à l’autre.”
La décolonisation des arts, aussi politique que décolonisation des territoires
Créer une revue pour dire qui l’on est : super pour Alioune et ses amis ! peut-on se dire.
Pourtant, cette entreprise culturelle est bien plus subversive qu’il n’y paraît. Que des indigènes produisent eux-mêmes des récits et des analyses sur eux-mêmes, c’est un acte qui vient briser le récit unilatéral de “mission civilisatrice” du colonisateur.
Alioune Diop est convaincu que la culture est une arme redoutable : c’est bien par des arguments culturels que les conquêtes, au départ seulement économiques, de l’esclavage puis de la colonisation, se sont transformées et consolidées en mission “naturelle” d‘une Europe phare de l’universalisme. La culture est donc le seul chemin possible pour que les peuples colonisés retrouvent leur dignité et leur universalité niée. Oser exister en tant que phénomène culturel, c’est retrouver sa dignité de sujet et démasquer l’idéologie de domination raciste qui sous-tend la colonisation.
Léopold Sédar Senghor affirmera son texte L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine produit à l’occasion du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs organisé par Alioune Diop en 1956 :
“L’expérience l’a prouvé, la libération culturelle est la condition sine qua non de la libération politique.”
Toute cette matière à réfléchir, tout ce pouvoir redécouvert pourrait donner trop d’idées aux colonisé.e.s et à plusieurs reprises, les travaux de Présence Africaine sont censurés :
Le documentaire Les Statues meurent aussi de 1953 sur “l’art nègre” commandé par Présence Africaine à Alain Resnais et Chris Marker est censuré par la Commission de Contrôle des Films Cinématographiques (composée de représentants de l’Etat, de professionnels du cinéma et d’associations familiales, sous la tutelle du Ministre chargé de l’Information) pendant une décennie pour sa ligne clairement décoloniale.
L’illustre réalisateur de la Nouvelle Vague Alain Resnais a déclaré à propos de ce court-métrage :
Voici l’historique de cette censure sur dix ans, documenté par le Groupe d’étude Cinéma du réel africain de l’Université de Saint-Louis au Sénégal. On y trouve les passages supprimés ou remplacés, comme par exemple :
“car la mort de l’art nègre est comprise dans ce don plus large que nous avons fait au noir, en lui apportant la civilisation… En la lui apportant d’une main — une main qui donne, et qui fait semblant d’ignorer ce que fait l’autre, celle qui reprend.”
remplacé par :
“mais ce que nous faisons disparaître de l’Afrique ne compte guère pour nous en face de ce que nous y faisons apparaître.”
Voir le court-métrage documentaire Les Statues meurent aussi :
Dans la lignée de la revue, Alioune Diop organise en 1956 le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne. Quelques éléments de contexte international : colonisation en Europe, ségrégation raciale aux Etats-Unis et apartheid en Afrique du Sud. Contrairement au manifeste de 1947 qui n’est pas explicitement opposé à la colonisation, la ligne éditoriale de Présence Africaine qui motivera l’organisation de cet événement en 1956 est elle, résolument anticolonialiste.
Parmi les participants, des auteurs et artistes africains et afro-descendants immenses : Léopold Sédar Senghor, James Baldwin, Aimé Césaire, Richard Wright, Edouard Glissant, Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop, … Un événement soutenu par des intellectuels européens blancs comme Claude Levi-Strauss connu pour sa critique de l’ethnocentrisme ou Picasso qui a dessiné les affiches des deux premières éditions …
La revue est de plus en plus affirmée dans son engagement anticolonialiste. En 1962, le numéro 43 consacré à la situation politique et économique aux Antilles et en Guyane, est censuré.
Edouard Glissant (le penseur de la “créolisation” et de “l’identité-rhizome”, remember ? 😉), contributeur de ce numéro, était déjà surveillé et avait été arrêté de Guadeloupe et finalement assigné à résidence en métropole en 1961 après avoir créé le Front antillo-guyanais (FAGA) pour l’autonomie des DOM.
Conclusion : être français.e issu de l’histoire coloniale, c’est être dangereux.se !
Hier certes, mais symboliquement aujourd’hui, cette suspicion envers les français issu.e.s de l’histoire coloniale perdure dans les imaginaires, mais aussi territorialement et politiquement.
Pour ne citer qu‘un exemple (découvert dans l’épisode 4 de l’excellent podcast Les Enfants du bruit et de l’odeur), le rapport parlementaire Benisti de 2005 sur la sécurité intérieure, s’attarde sur la bilingualité comme axe de travail clé auprès des familles pour lutter contre la délinquance. On y lit notamment que les pères “exigent souvent pour parler le patois du pays à la maison”.
On comprend bien avec le “patois du pays” qu’on ne parle pas ici de foyers multiculturels où les enfants seraient bilingues français et anglais ou espagnol, on ne parle que d’un certain bilinguisme dans des foyers où les pères sont réticents à parler français, machistes au passage, des foyers qui par cette multiculturalité poseraient un problème de sécurité intérieure, cqfd !
#rirenerveux
Que les enfants doivent maîtriser le français pour trouver leur place dans la société, cela se tient, mais que l’enseignant doive faire en sorte “qu‘au domicile, la seule langue parlée soit le français” et non le “patois du pays” en vue de lutter contre la délinquance, là on est juste sur du racisme ordinaire O-K-L-M.
Si un texte pareil peut être rédigé par nos élus, c’est dire à quel point la lutte culturelle d’Alioune Diop reste d’actualité : à quand une France réellement décolonisée, qui se regarde enfin fièrement comme nation multiculturelle ?
70 ans de Présence Africaine : merci Alioune Diop !
Avec Présence Africaine, Alioune Diop a offert une tribune aux artistes et aux intellectuel.le.s qui ne se sont pas sentis inclus dans l’humanisme français qui a pourtant bercé leur instruction.
La maison d’éditions Présence Africaine a fêté ses 70 ans l’an dernier et on lui doit énormément. Parmi les grands auteurs publiés les plus connus, on peut citer Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop (qui lui même s’est inspiré des travaux d’Anténor Firmin sur les civilisations africaines — voir cet autre article du Panthéon décolonial), Edouard Glissant, Camara Laye, Albert Memmi, et plus récemment, Alain Mabanckou ou encore Abd Al Malik.
Son œuvre résonne au présent.
Plus de quarante années après la première édition du Festival mondial des arts nègres qui a eu lieu au lendemain de l’indépendance du Sénégal avec le soutien du président et poète de la négritude Léopold Sédar Senghor, un troisième Festival mondial des arts nègres s’est tenu à Dakar en 2010, une édition sous le signe de la “renaissance africaine”.
On doit beaucoup à Alioune Diop, aussi pour ce qu’il a incarné d’ouverture d’esprit et de bienveillance.
Métis culturel, il a exploré son identité de manière vivante selon les moments de sa vie : par l’assimilation, dans la créolité afro-française, dans la négritude, dans le panafricanisme, plutôt comme des questionnements que comme des réponses définitives.
Jamais sectaire, il a donné la parole à tous les courants sur le spectre de l’africanité. Il s’est donné la possibilité d’évoluer grâce à des apports divergents avec sa propre pensée. Il a respecté le point de vue et le style singulier de chacun des écrivain.e.s et des artistes qui ont contribué à l’aventure Présence Africaine. Il les a tou.te.s reconnus comme les éléments d’une même toile, celle des gens qui essaient, peu importe comment, qui essaient seulement, de se reconquérir et retrouver leur dignité — condition sine qua non pour espérer vivre ensemble en paix.
Alors aujourd’hui encore, pour qui se sent morcelé.e dans l’exil ou la double culture, il existe un lieu à Paris pour se ressourcer : la librairie Présence Africaine, au cœur quartier latin, co-dirigée par la femme et les enfants d’Alioune Diop.
Elle témoigne du courage de ces Français post-coloniaux qui ont osé défier l’Etat et dire que si, si, ils avaient le droit d’exister culturellement dans ce métissage, pleinement en tant que français.
PRÉ-SENCE !